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Plaidoyer pour une nouvelle science, les pieds dans la terre [Book review - La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs]

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Article

Grégoire, Denis

HesaMag

2015

11

48

asbestos ; case study ; chemicals ; health ; health policy ; industry ; interest group ; lead ; nuclear energy ; research ; occupational risks ; science ; social mobilization

Medicine - Toxicology - Health

French

"En août 2012, elle s'était fait remarquer en refusant la Légion d'honneur. Par esprit bra¬vache, pour faire parler d'elle, par simple goût de la provocation ? Certainement pas. C'est vrai qu'Annie Thébaud-Mony n'a jamais cherché à voisiner avec les ors de la République, pas plus qu'avec ceux des académies savantes. Mais la sociologue française aurait sans doute accepté, modestement, la récompense si, au terme d'une carrière universitaire de 30 années, elle n'était pas arrivée au constat d'une indifférence généralisée des responsables — scientifiques, institutionnels et politiques – face à l'aggravation des inégalités sociales de santé. "En 1984, un ouvrier avait quatre fois plus de risques de mourir de cancer qu'un cadre supérieur. En 2008, ce risque est dix fois plus élevé", écrit-elle au sujet de la situation en France.
"Il m'apparaît aujourd'hui toujours insupportable de voir des travailleurs souffrir et mourir d'empoisonnement industriel", explique-t-elle pour justifier ce nouveau livre consacré aux inégalités face à la maladie et à la mort. Contrairement à ses précédents ouvrages, la sociologue ose la première personne, du singulier et surtout du pluriel. Au-delà d'un ouvrage sur les scandales sanitaires liés au travail, il s'agit surtout d'un livre hommage à son compagnon de vie et de lutte, Henri Pézerat, le toxicologue, décédé en 2009, qui révéla le scandale de l'amiante à la France. Si l'amiante a offert à Henri Pézerat une certaine notoriété médiatique, ses combats pour les victimes, souvent des ouvriers, d'autres substances toxiques sont malheureusement restés méconnus du public.
Annie Thébaud-Mony les ressuscite. Elle rappelle que dans ses dernières années de vie, alors que sa santé s'était fortement dégradée, il continuait à batailler aux côtés d'anciens mineurs souffrant de cancers bronco-pulmonaires, d'agriculteurs empoisonnés par les pesticides, d'ouvriers d'une usine de vitamines pour animaux touchés par le cancer du rein.
Mais son ouvrage n'est pas seulement un livre "en mémoire de". Si sa plume est infiniment tendre quand elle évoque son compagnon, elle peut subitement l'acérer pour planter une banderille. Annie Thébaud-Mony n'a pas oublié que les combats qu'ils ont menés contre les lobbys industriels, les promoteurs "de la stratégie du doute", a souvent également été une bataille contre leur propre communauté, parfois contre des collègues.
"Un certain nombre d'entre eux font le choix de travailler sur des sujets alternatifs, mais ils sont minoritaires. Les plus nombreux, sûrs de leur place et de leur pouvoir dans les institutions, sont le plus souvent aussi financés par des fondations qui servent aux industriels d'outils de contrôle de la recherche", écrit-elle.
Et de cibler plus particulièrement le courant de l'épidémiologie, auquel elle reproche de s'ériger en outil unique de connaissance nécessaire à la prévention du cancer.
"L'obsession de la preuve mathématique a paralysé la science officielle sur la compréhension des liens entre substances chimiques toxiques et santé. Au fil du temps, cette exigence de preuve mathématique s'est inscrite dans une épidémiologie de répétition 'hors sol' qui refuse l'épreuve des faits et la matérialité des expositions", dénonce-t-elle. Une approche "qui se contente de compter les morts", ajoute-t-elle plus loin dans le livre.
À la science "hors sol", Henri Pézerat et Annie Thébaud ont toujours préféré une recherche en prise directe avec les travailleurs, les deux pieds dans la terre. "Nous avons toujours refusé de dissocier notre démarche de chercheurs de l'ancrage dans une coopération avec ceux – individus ou collectifs – que nous pouvons considérer comme des sentinelles de la santé", revendique-t-elle.
Début des années 2000, la sociologue fonde le Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle, un projet de recherche réunissant l'université de Paris 13 et les services d'oncologie de trois hôpitaux de Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France métropolitaine. Entre 2002 et 2012, l'équipe d'Annie Thébaud a reconstitué les parcours professionnels de près de 1.200 travailleurs touchés par le cancer. La recherche a mis en lumière que 83 % des malades avaient été exposés à au moins un cancérogène au cours de leur carrière. Au cours des dix ans d'enquête, près de 300 patients ont vu leur maladie reconnue comme cancer professionnel.
Aujourd'hui à la retraite, la sociologue ne doit plus se battre contre l'inertie institutionnelle. Elle consacre désormais son énergie à la fondation qui porte le nom de son compagnon, pour que les travailleurs ne souffrent plus en silence. — Denis Grégoire"

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