Classe, genre et rapports ethniques dans la construction à Londres [Book review - Builders: class, gender and ethnicity in the construction industry]
2013
08
57
construction industry ; ethnic factor ; gender ; work organization ; working conditions ; trade union document
Working conditions
French
"Comment devient-on un travailleur de la construction ? Ce travail implique un niveau de qualification important qui s'acquiert principalement sur le terrain. On apprend moins à travers une formation scolaire que par l'expérience, la transmission des savoirs au sein de collectifs de travail, une distance prudemment maintenue entre le contenu réel du travail et l'idée que s'en fait l'encadrement. C'est un secteur où les identités professionnelles sont fortement liées à une division sexuelle et ethnique du travail. En Europe occidentale, rares sont les femmes qui travaillent dans le bâtiment. La division ethnique est également très marquée, bien qu'elle varie fortement d'un pays à l'autre. Le livre de Darren Thiel s'interroge sur l'articulation entre classe, genre et ethnicité dans le secteur de la construction.
L'auteur a travaillé pendant sept ans de façon plus ou moins permanente comme peintre et décorateur avant d'entreprendre un doctorat en ethnographie et sociologie. De nombreux membres de sa famille ont travaillé dans le secteur de la construction. Il a passé un an à faire de l'observation participative sur un grand chantier de rénovation du centre de Londres. Le chantier consistait à restaurer trois vastes bâtiments délabrés qui appartiennent au service national de santé. Tout en travaillant, Daren Thiel a réalisé 31 entretiens détaillés. Il a pu observer une forte réticence parmi les travailleurs à être interviewés.
La richesse de ce livre vient d'un sens aigu de l'observation et d'une capacité exceptionnelle à décrire les conditions de travail avec le langage des travailleurs. La tension entre le langage ouvrier et celui de la description savante devient elle-même une source de connaissance non négligeable. Elle permet de décrire une culture marquée par un sens très fort de l'identité professionnelle et de sa dignité mais aussi des stratégies de résistance. Ces dernières sont à la fois langagières et pratiques : elles décrivent le monde, tissent des liens de connivence et de solidarité. Elles parlent de pratiques de lutte contre l'exploitation qui sont souvent sous-estimées et dévalorisées (comme le carottage des temps). Pour que ces pratiques puissent se maintenir, la confiance mutuelle est essentielle. Cela se traduit par de fortes pressions des collectifs pour expulser les mouchards des chantiers.
Les principales questions abordées concernent le contraste entre l'encadrement depuis les bureaux et le travail manuel sur le chantier, la relation entre le travail, les loisirs et leur temporalité respective, le lien entre l'identité professionnelle et la masculinité, la signification des longues chaînes de sous-traitance et du caractère informel de ce secteur de l'économie. En toile de fond de l'ensemble de la recherche, il y a aussi le caractère omniprésent d'une division ethnique du travail.
L'auteur ne développe pas l'analyse de la santé et de la sécurité sur le chantier. Il montre la distance énorme entre le chantier et le monde des bureaux où un responsable de la prévention s'efforce avant tout d'établir des documents qui protégeront la firme contre des poursuites pénales en cas d'accident grave. Le livre contient une photo éloquente : une affiche de l'inspection du travail recouverte de photos pornographiques.
Le livre apporte beaucoup à la réflexion sur la part de la contrainte et de l'adhésion dans l'exploitation des ouvriers. Les particularités du travail dans le bâtiment offrent de nombreuses opportunités de résistance. La possibilité de contrôler l'activité des travailleurs par la maîtrise ou par des systèmes informatisés est réduite par rapport au travail en usine. Pour rétablir un rapport de forces en leur faveur, le patronat a développé des formes extrêmes de précarisation. De longues chaînes de sous-traitance organisent une division du travail par spécialité professionnelle. Chaque spécialité apparaît comme une niche ethnique avec des patrons appartenant à la même communauté et des lieux de vie séparés dans la géographie de Londres. Les salaires sont souvent payés de la main à la main.
Cette division ethnique du travail fournit des mécanismes de contrôle complexes basés à la fois sur des éléments de culture commune (même origine, même appartenance religieuse, même langue), des formes de solidarité et des situations de brutalité et de violence. D'un groupe à l'autre, cette division est propice à la méfiance voire au racisme dans un climat de concurrence exacerbée. La construction de la masculinité est également analysée par l'auteur qui relève qu'un corps masculin est à la fois une composante de la force de travail que les ouvriers de la construction vendent sur le marché du travail mais aussi la source d'un pouvoir dans les relations interpersonnelles.
La bibliographie se limite à la littérature publiée en anglais. L'auteur souligne pourtant la rareté des travaux sociologiques consacrés à la construction tant en Grande-Bretagne qu'aux États-Unis. La confrontation de ses observations avec des travaux sociologiques publiés dans d'autres pays n'aurait pas manqué d'intérêt. Cela reste, hélas, une limite fréquente dans la production scientifique anglophone. — Laurent Vogel"
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