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À l'abattoir, plongée dans un monde entre modernité et tradition [Book review - A l'abattoir : travail et relations professionnelles face au risque sanitaire]

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Article

Grégoire, Denis

HesaMag

2011

03

45

labour relations ; meat industry ; work organization ; food security ; slaughtering

Labour relations

French

"La viande est présente presque quotidiennement dans nos assiettes. Et pourtant, nous savons très peu de choses sur le processus de production de cet aliment familier. Le "monde des abattoirs" reste clos. Relégués au début du XIXe siècle en périphérie des villes, puis dans d'obscures zones artisanales, ces lieux sont périodiquement tirés de l'anonymat par d'indiscrètes caméras dénonçant les conditions – déplorables, naturellement — d'abattage des animaux. Il est plus rare que les hommes qui y travaillent suscitent la même compassion.
"Les abattoirs sont des lieux de violence et de mort, où le sang est versé légalement et la chair est mise à vif", écrit Séverin Muller pour expliquer l'effet repoussoir qu'ils produisent sur la population. Dans À l'abattoir. Travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, le sociologue français présente les résultats de cinq années d'enquête dans deux abattoirs industriels des Deux-Sèvres (ouest de la France). Il nous décrit avec force détails un milieu pour le moins singulier.
Un monde soumis aux règles de la production industrielle, mais qui, à bien des égards, reste figé dans la réalité des siècles passés. Il y a d'abord cette galerie de personnages dignes d'un roman de Zola : les "bouviers", qui déchargent et trient les bestiaux, les "rugueux", ces "anciens", réfractaires aux nouvelles normes sanitaires, aux consignes de sécurité et aux remarques des chefs. Il y a aussi les "tueurs", qui sont chargés d'assommer les animaux, le saigneur qui "saigne l'animal", sans oublier les "déjointeurs de tête" et autres "dépouilleurs des flancs". Enfin, les "tâcherons", des bouchers employés de sociétés extérieures, qui sont payés "à la tâche" ou au kilo de viande désossée et qui parce qu'ils vont d'abattoir en abattoir sont également surnommés les gitans.
Un monde avec ses codes, son jargon, ses rites de passage et ses frontières infranchissables. "Manifester sa neutralité ici aboutit facilement à être suspecté de coalition avec l'adversaire", confesse le sociologue. Et les adversaires potentiels ne manquent pas, à l'heure où les difficultés de recrutement forcent les directions à engager une main-d'oeuvre atypique, composée de jeunes urbains et de femmes. Leur arrivée "est vécue par les ouvriers et l'encadrement comme une menace et une remise en cause du fonctionnement quotidien de l'usine. Le contingent d'ouvriers précaires, en contrats de qualification ou intérimaires, annonce de fait une certaine déqualification des tâches", note Séverin Muller.
En dépit de ces mutations sociologiques et d'autres imposées par l'industrialisation de l'alimentation et l'emprise de la grande distribution sur le secteur de la viande, le système taylorien d'organisation du travail n'a transformé le secteur qu'en surface. Sa singularité repose en effet sur une matière première vivante et non standard qui laisse peu de place à l'automatisation, ce que l'auteur appelle l'"irréductible hétérogénéité du produit viande".
Ici, à l'inverse de la plupart des industries de séries, le produit final est l'aboutissement d'un processus de démontage. "Dans une usine automobile, on va chercher des pièces, c'est toutes les mêmes et tu les assembles, ça te fait un truc qui roule. Quand tu abats une vache, tu dois la démonter, c'est exactement l'inverse. Et là où ça se complique, c'est que tu découvres l'état des pièces au fur et à mesure", résume un responsable qualité.
Cette situation particulière offre aux équipes une certaine latitude pour organiser leur travail et remplir les objectifs fixés par la direction. "Dans l'atelier de découpe, la direction de la production a tenté d'imposer une cadence à l'heure, mais face à la diversité des tâches, celle-ci a finalement été définie à la journée", observe l'universitaire.
Menée dans la deuxième partie des années 90, l'enquête de Séverin Muller lui a permis de vivre en direct les répercussions de la crise de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), dite de la "vache folle". Cette crise sanitaire a imposé en 1996 aux abattoirs d'introduire dans l'urgence la traçabilité, après que les scientifiques ont confirmé la possibilité de transmission de la maladie à l'homme par le biais de la consommation de produits carnés.
La traçabilité a imposé une réorganisation du travail à toutes les étapes de la chaîne de production, depuis la réception du bétail jusqu'au conditionnement de la viande en lots. Ces changements représentent de telles contraintes qu'ils obligent bien souvent les ouvriers à faire des arbitrages entre le respect du rythme de travail et celui des règles sanitaires, constate l'auteur.
Dans ce contexte de peur du scandale sanitaire, les ouvriers sont soumis à une pression de leur hiérarchie, subtil mélange de responsabilisation et culpabilisation. La direction recourt à un discours qui "fait appel au citoyen-ouvrier (…) qui garantit la santé (ou sauve des vies) et peut, le cas échéant, être responsable d'une fermeture administrative et d'une vague de licenciements".
À cet égard, il est révélateur de constater que les mesures de prévention sont guidées par la préservation de la sécurité de la chaîne alimentaire, jamais par la protection de la santé des travailleurs. Au contraire, l'ouvrier est considéré exclusivement comme un agent contaminant. "La gestion du risque appliquée dans les abattoirs reconnaît le pouvoir contaminant du produit vis-à-vis du consommateur final, tandis que l'ouvrier manipulant des "matières à haut risque" est soustrait à la mise en danger : le fait que ses mains écorchées soient en contact avec des cervelles ou des moelles épinières n'est pas caractérisé comme un risque. La reconnaissance d'un tel risque se traduirait par l'obtention d'une prime ou d'un surclassement", constate implacablement Séverin Muller.
Avec 262 accidents du travail pour 1000 ouvriers, contre 54 pour 1000 dans les activités industrielles, et trois nouveaux embauchés sur quatre qui partent avant l'échéance de leur période d'essai, il est pourtant grand temps pour la filière viande de questionner les conditions de travail en vigueur dans ses abattoirs. — Denis Grégoire"

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