Un projecteur braqué dans les soutes de l'économie-monde [Book review - Lives in peril: profit or safety in the global maritime industry?]
2014
10
53
globalization ; high risk groups ; morbidity ; mortality ; occupational safety ; plant safety and health supervision ; profit ; regulatory impact ; occupational risks ; seafarer ; trade union role ; trade union document
Safety organization
French
"La mer a toujours fasciné. Elle a permis des contacts entre les différents groupes humains depuis des millénaires. Elle est aussi une zone de dangers que l'imagination a longtemps peuplée de monstres et de sirènes. La structure mondiale du capitalisme contemporain repose très largement sur le transport maritime. La circulation de marchandises sur mer se situait autour de 2 500 milliards de tonnes en 1970. Elle a dépassé le cap des 8 000 milliards de tonnes à partir de 2007.
Il existe très peu d'études sur la santé et la sécurité des travailleurs du transport maritime. Tout se passe comme si ce secteur décisif pour le fonctionnement de l'économie mondiale restait dans l'invisibilité des soutes. Le livre de David Walters et Nick Bailey jette un éclairage pénétrant sur cet univers. Les auteurs rejettent une interprétation qui réduirait les problèmes de santé et de sécurité aux conséquences des risques naturels. Les océans et leurs tempêtes, les naufrages et les typhons sont bien là, mais l'essentiel est ailleurs. Il se situe dans une organisation du travail et une structuration de ce secteur qui cherchent à maximiser les profits.
Les auteurs partent des données éparses dont on dispose sur la santé des marins. Les chiffres varient, mais tous établissent une forte surmortalité des marins par rapport aux travailleurs sur terre. Une étude norvégienne de 2005 estime que travailler dans les transports maritimes multiplie par dix la probabilité d'un accident mortel, alors que ce risque serait même multiplié par vingt-huit selon une étude britannique publiée la même année. Les données relatives aux maladies sont beaucoup plus rares. Les maladies infectieuses sont nettement plus fréquentes chez les marins que dans d'autres catégories de travailleurs. L'exposition à des risques chimiques est considérable et contribue à une plus forte mortalité due à des cancers (lire également à ce sujet l'article p. 44). Les maladies respiratoires, les affections dermatologiques, les troubles musculosquelettiques se situent à des niveaux préoccupants. Les conditions de vie sur les navires sont également à l'origine de dépendance à l'alcool et contribuent à des taux de suicide élevés.
Les développements technologiques ont facilité le transport de marchandises, mais leurs conséquences en termes de bien-être des marins sont limitées quand elles n'ont pas un impact négatif. Elles rendent possible une intensification du travail et des formes sophistiquées de contrôle des équipages. Des enquêtes soutiennent l'hypothèse d'une détérioration de la qualité des services dont disposent les marins tant sur les navires que dans les ports. C'est d'autant plus vrai pour les marins originaires d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique latine. Une étude britannique publiée en 2007 relevait que du point de vue des loisirs, de la détente, des services religieux et des infrastructures de communication, la situation était meilleure dans les prisons britanniques que sur de nombreux navires.
La flotte marchande mondiale – composée de plus de 100 000 bateaux – est dominée par quelques multinationales et présente des structures de pouvoir complexes entre les actionnaires de compagnies, les capitaines de navire, les donneurs d'ordre sans compter le rôle joué par les ports et les compagnies d'assurance. Ce pouvoir fragmenté saisit les innombrables opportunités qu'offrent l'absence de règles, la faiblesse des contrôles, les difficultés d'une action collective dans un cadre international. L'action de l'Organisation maritime internationale s'est focalisée sur le développement d'un code dont l'objectif principal est la prévention des accidents majeurs et de leurs conséquences sur l'environnement. Les problèmes de bien-être et de santé des équipages sont négligés et le code ne prévoit aucun mécanisme de consultation des travailleurs de la mer.
L'organisation du travail à bord conserve les traces de son origine militaire avec des formes de discipline rigides et un système de coercition rarement contesté par les syndicats de marins. L'histoire atteste pourtant que ceux-ci peuvent s'ériger en véritable contrepouvoir. Dès le XIXe siècle, l'action collective des équipages se traduit par des désertions et le boycott de navires dangereux, malgré la dureté de la répression qui s'abat sur les marins. Au cours de ces dernières années, la Fédération internationale des travailleurs du transport, créée en 1896, s'est transformée. Elle a évolué d'un secrétariat de liaison entre des organisations syndicales nationales vers un syndicat global organisant directement des actions et négociant ses revendications avec le patronat. Cette fédération, qui représente 600 000 marins, dispose de son propre réseau d'inspecteurs syndicaux qui n'hésitent pas à organiser le boycott des navires et compagnies qui violent les droits des travailleurs.
Écrit dans un langage clair, ce livre explore les multiples articulations entre les développements technologiques et les rapports sociaux. Il parcourt les différentes dimensions d'un secteur économique dans une approche qui combine la sociologie, l'étude des règles juridiques et les apports des disciplines propres à la santé au travail. Espérons que ce livre fasse des émules et que d'autres monographies voient le jour sur d'autres composantes de l'économie-monde. — Laurent Vogel"
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