Les damnés de l'électronique [Book review - La machine est ton seigneur et ton maître]
2016
13
53
assembly line work ; electronics industry ; occupational safety and health ; suicide ; working conditions ; work load ; trade union document
Working conditions
French
"À l'heure où la guerre des parts de marché fait rage entre Samsung et Apple, et que de nouveaux prétendants au trône se manifestent, la plupart des consommateurs ignorent que, malgré les logos différents, leurs smartphones et tablettes sortent souvent des mêmes usines.
La moitié des équipements électroniques vendus dans le monde sont en effet produits par la firme Foxconn. Créée au début des années 1970 par un Taiwanais de 23 ans, la société s'est développée sur le marché international au début des années 80 en fabriquant des pièces pour les mythiques consoles de jeu Atari. La liste de ses clients s'est depuis considérablement étendue. Il serait fastidieux de tous les lister, quelques noms permettent d'imaginer la puissance atteinte par ce discret groupe industriel : Dell, Hewlett Packard, Microsoft, Nintendo, Nokia, Sony et, last but not least, Apple. La firme à la pomme est un partenaire historique de Foxconn. Les différentes générations d'iPhone et iPad ont été produites en Chine, où le groupe taiwanais avec ses 1,4 million de salariés est le plus gros employeur privé du pays.
Cette relation privilégiée avec l'entreprise californienne n'est sans doute pas étrangère à l'apparition en 2010 à la Une des journaux du nom Foxconn, jusqu'alors cantonné aux pages saumon des quotidiens de référence. La raison de cette sortie de l'anonymat : pas moins de 18 jeunes ouvriers se sont jetés dans le vide en l'espace de quelques mois. Parmi ceux-ci, quatre "miraculés", dont Tian Yu, une ouvrière qui le 17 mars 2010, après seulement 37 jours de travail, sautait du quatrième étage du dortoir de l'usine Foxconn Longhua à Shenzhen (au nord de Hong Kong). Paralysée des membres inférieurs, la jeune femme s'est confiée à une ONG de défense des droits des travailleurs.
Elle évoque les journées de douze heures de travail, les cadences infernales, les humiliations par les chefs d'atelier. Rien de très surprenant. Le témoignage est surtout intéressant parce qu'il exhume les dimensions les plus orwelliennes du travail dans les villes-usines chinoises de l'électronique. "Le 8 février 2010, j'étais embauchée comme ouvrière à la chaîne. Foxconn m'a attribué le numéro F9347140 (…) On m'a aussi remis un petit carnet imprimé en couleurs, Le Guide de l'employé de Foxconn. Ce livre s'ouvre sur des formules galvanisantes : 'Ne perds pas une minute pour réaliser tes rêves les plus fous', 'Pars à la conquête d'une vie magnifique !', 'Foxconn te permettra d'augmenter tes connaissances et d'accumuler de l'expérience'", rapporte la jeune rescapée.
Et la figure "tutélaire" du fondateur, Terry Gou, garde un oeil sur son armée tout en déployant ses stratégies d'expansion – il a racheté début avril le fabricant japonais de téléviseurs Sharp. "Affichées sur les murs de l'usine, des maximes philosophiques du PDG sont considérées comme des formules saintes, symboles de l'esprit d'entreprise et d'une éthique de travail implacable : 'Exécuter, c'est avoir intégré rapidité, exactitude et précisions'; 'Croissance, ton nom est souffrance'", peut-on lire dans La machine est ton seigneur et ton maître.
Cette dernière sentence, reprise sur la couverture cartonnée du petit recueil de témoignages ouvriers, n'est pas de M. Gou. C'est celle d'un anonyme, dont on sait juste qu'il est un de ses ouvriers. Cet inconnu décrit, avec des mots denses et glaçants, le processus d'aliénation mentale et de dépersonnalisation à l'oeuvre au contact de la machine, sur des chaînes où il est interdit de parler à ses collègues et d'exprimer la moindre émotion : "Les machines ressemblent à d'étranges créatures qui aspirent les matières premières, les digèrent à l'intérieur et les recrachent sous forme de produit fini. Le processus de production automatisé simplifie les tâches des ouvriers qui n'assurent plus de fonction importante dans la production. Ils sont plutôt au service des machines. Nous avons perdu la valeur que nous devrions avoir en tant qu'êtres humains, et nous sommes devenus une prolongation des machines, leur appendice, oui, leur domestique."
Après 2010, suite aux révélations des médias occidentaux sur la "vague de suicides", Foxconn a installé des filets face aux fenêtres de ses dortoirs, a réduit les heures supplémentaires, a concédé des hausses de salaire et rappelé à l'ordre ses contremaîtres despotiques. Apple a applaudi, avant de décider de confier la fabrication de son iPhone 6 à un fabricant chinois dont les salaires des ouvriers sont inférieurs à ceux de son concurrent taiwanais. Depuis 2010, les suicides ont continué, mais de manière moins concentrée. Xu Lizhi, ouvrier de Foxconn s'est donné la mort à Shenzhen en septembre 2014. Amoureux de littérature, il avait quitté Foxconn pour tenter de décrocher un emploi dans une libraire, sans succès, avant de revenir chez le géant de l'électronique. À ses (rares)heures perdues, il écrivait des poèmes : "Les cris d'oiseaux de la machine qui s'assoupit/Le fer malade enfermé à double tour dans l'atelier/ Les salaires planqués derrière les rideaux/ Comme l'amour que les jeunes ouvriers enfouissent au plus profond de leurs coeurs/ Pas le temps d'ouvrir la bouche, les sentiments sont pulvérisés/ Ils ont des estomacs cuirassés d'acier/ Remplis d'acides épais, sulfurique ou nitrique/ L'industrie s'empare de leurs larmes avant qu'elles ne coulent." — Denis Grégoire"
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