Fallait-il abolir l'esclavage ? [Book review - Calcul et morale : coûts de l'esclavage et valeur de l'émancipation (XVIIIe-XIXe siècle)]
2015
12
52
economic impact ; forced labour ; history ; social sciences ; trade union document
Social sciences
French
"L'idée que la légitimité d'une règle juridique se trouverait dans son impact économique n'est pas nouvelle. Le travail passionnant d'une historienne et d'un sociologue montre que cette légitimation par le calcul économique a imprégné les débats sur l'esclavage en France au XVIIIe et au XIXe siècle. Ce livre apporte un précieux éclairage historique aux débats actuels sur la réglementation européenne.
L'esclavage ne jouait plus qu'un rôle marginal dans l'Europe médiévale. Son importance économique est redevenue fondamentale dans la transition vers le capitalisme. Basé sur la traite négrière, le commerce triangulaire a joué un rôle important dans l'accumulation du capital et dans le déplacement du centre de gravité économique de la Méditerranée vers l'Atlantique. Le mécanisme était simple : les esclaves noirs arrachés par la force sur le continent africain fournissaient une part essentielle de la main-d'oeuvre pour les secteurs les plus dynamiques du capitalisme dans les colonies américaines. Les profits de la traite étaient investis en Europe. Celle-ci trouvait un débouché pour ses marchandises sur le continent américain. Le développement des ports de la façade atlantique, de Bordeaux à Liverpool, a beaucoup contribué à la révolution industrielle.
Les abolitionnistes avaient d'excellents arguments moraux et philosophiques pour s'opposer à l'esclavage. Ils ont cependant considéré – par conviction ou par nécessité tactique suivant les cas – qu'il leur fallait un argumentaire économique fondé sur des calculs. Évaluer mathématiquement leur semblait une étape importante dans la réflexion sur l'articulation entre le juste et l'utile. Le premier économiste à se pencher sur cette question a été Du Pont de Nemours dans un article publié en 1771. Il voulait démontrer l'absurdité de l'esclavage à partir d'un calcul économique. Son but était de démontrer que ce régime était "atroce envers ceux qui en sont les victimes, et nuisible et ruineux pour ceux qui le commettent". Pour convaincre les propriétaires de plantation, il lui fallait apporter la preuve que le coût réel du travail esclave était plus élevé que celui du travail salarié.
Comme toute recherche macro-économique portant non pas sur la réalité mais sur l'impact potentiel d'un projet, ses calculs dépendaient d'assomptions forcément contestables. Personne ne pouvait établir de manière certaine quel serait le niveau des salaires d'une main-d'oeuvre libre, ni quelle serait la productivité des plantations de maîtres dépourvus du fouet. Un autre économiste, Turgot, se lança dans la polémique considérant que Du Pont avait sous-estimé le coût du travail salarié dans les Antilles. D'autres calculs furent proposés par Condorcet, Ladebat et Frossard. Pour leur part, les partisans de l'esclavage se mirent à produire leurs propres calculs. Ils soulignèrent qu'en définitive, tant pour l'esclavage que pour le salariat, on se trouvait toujours dans des situations de travail contraint. Trois décennies plus tard, Jean-Baptiste Say proposa son évaluation sur d'autres bases. Sans résultats concluants…
À mesure que les contributions se multipliaient, on ne pouvait que constater qu'un grand nombre de paramètres auraient pu être pris en considération. Chacun contri¬buait à accroître le degré d'incertitude. Résumant de très longs débats, l'historien Augustin Cochin concluait en 1848: "Mais que coûtait le travail esclave ? Que coûterait le travail libre ? On n'en savait rien; la formule était ingénieuse, les éléments du calcul étaient de pures hypothèses."
Finalement, ce n'est pas le calcul économique mais les armes qui ont permis de trancher. C'est l'insurrection des esclaves noirs qui a secoué la partie occidentale de l'île de Saint-Domingue (qui correspond au territoire actuel d'Haïti) à partir de 1791. Pendant 13 ans, la révolution des anciens esclaves l'a petit à petit emporté sur les manoeuvres des puissances européennes et a conduit à la défaite tant de l'armée britannique que du corps expéditionnaire de Napoléon. C'est cette révolution qui a ouvert la voie à une abolition de l'esclavage sur le continent américain. — Laurent Vogel"
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