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Éloge du travail détourné [Book review - Sorti d'usines. La perruque, un travail détourné]

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Article

Vogel, Laurent

HesaMag

2019

19

52

worker ; factory ; use of work equipment ; fraud ; trade union document

Workers by category

French

"Certains livres frappent d'abord le regard en tant qu'objet. C'est le cas du livre de Robert Kosmann où l'illustration et le texte s'unissent avec force. Les nombreuses photos permettent d'y flâner en s'inventant un ordre propre sans lien nécessaire avec la lecture du texte. Le tout invite à parcourir une réalité omniprésente et peu étudiée dans le monde du travail : la "perruque". Cet ouvrage original crée une telle affinité entre l'expérience du lecteur et celle des innombrables personnes qui s'écartent de la production imposée qu'il confisque l'attention pour laisser aller leur imagination.
La "perruque" fait ici référence aux multiples formes du travail détourné ou plus précisément des objets fabriqués en marge du travail prescrit. Des objets aux fonctions multiples qui souvent se mêlent les unes aux autres : ingénieux par la démonstration d'un savoir-faire, artistiques dans une société où l'art semble n'être créé que par une élite, pratiques ou ludiques comme ces remarquables jeux d'échecs dont les figurines aux têtes de boulon paraissent des sculptures futuristes. Ces objets sont aussi politiques avec un langage qui parfois les rapproche des objets de piété et ils sont encore militants, notamment en vue de l'autodéfense, comme cet arsenal de frondes, de lance pétards et de guérite de protection fabriqué par les ouvriers des chantiers navals de Gijón (Asturies) en 2009.
Le phénomène est universel et des dénominations particulières se retrouvent dans de nombreuses langues. En chinois, par exemple, on sait que "Gan Sihuo" peut aussi signifier "vivre pour soi", "faire de la contrebande" ou "travailler au noir". En anglais des États-Unis, on parle souvent de "government job" tandis que les Anglais préfèrent parler de "pilfering" (pillage) ou de "fiddling" (jouer au violon). L'usage du terme "perruque" est attesté en français dès la moitié du XIXe siècle avec ce sens particulier de détournement du temps et des matériaux de l'usine afin de confectionner un objet.
Robert Kosmann lui-même a suivi un parcours aussi singulier que l'objet de son livre. Né en 1948, il a commencé à travailler dès ses 15 ans comme coursier dans une banque. Son engagement politique le pousse ensuite vers la métallurgie. Il est ouvrier fraiseur aux usines Renault jusqu'en 1991 lorsqu'il est licencié à cause de la fermeture de son usine. Il entreprend des études d'histoire et rejoint l'administration des impôts tout en restant militant syndical. Désormais à la retraite, il continue à contribuer à la recherche historique sur le mouvement ouvrier en rédigeant des biographies pour le Dictionnaire Maitron.
Dans son livre, Kosmann montre à la fois les significations multiples que peut revêtir la perruque et l'ambiguïté avec laquelle elle est accueillie tant par le monde patronal que par le mouvement syndical. Pour le patronat, elle est souvent tolérée pour autant qu'elle se cantonne dans certaines limites. D'une certaine manière, elle contribue à chasser l'ennui du travail et à maintenir une dextérité que des tâches répétitives finissent par user. Pour le syndicalisme, elle est parfois suspecte en tant que pratique individuelle qui pourrait sembler en contradiction avec l'action collective. Elle s'inscrit dans un ensemble de pratiques de résistance informelles qui vont de l'absentéisme au ralentissement des rythmes de travail en passant par le sabotage. À certains moments, la perruque s'associe à des luttes collectives comme dans le cas des travailleuses de la confection de chez Nina Ricci qui occupent leur atelier en 1999 et confectionnent un jour un modèle de robe du soir portée par un mannequin. Cette oeuvre sera perçue comme emblème des grévistes à l'occasion d'un défilé de mode.
Le livre s'interroge aussi sur l'avenir de la perruque avec le développement du travail robotisé et digitalisé. L'auteur est optimiste sur ce point et il prédit déjà un bel avenir à la perruque. Elle trouvera les adaptations nécessaires pour se transformer. Selon ses termes, "elle est la fierté et la réappropriation d'un savoir-faire, une résistance à la déqualification du travail". Et de rappeler qu'en 1975 le militant oppositionnel hongrois Miklós Haraszti imaginait la société future organisée comme une "Grande Perruque" de l'autogestion ouvrière. — Laurent Vogel"

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