Le goût amer des clémentines [Book review - Les invisibles : une enquête en Corse]
2018
18
52
immigrant ; migrant worker ; hidden economy ; agricultural worker ; trade union document
Migration
French
"Si vous allez sur le site de la Chambre d'agriculture corse, vous apprendrez que les clémentines produites sur cette île ont obtenu le label rouge. Il atteste "un niveau de qualité supérieure le distinguant des produits similaires, validé par des analyses sensorielles et des tests de dégustation confiés à un jury de consommateurs mais aussi à un collège de spécialistes". Le livre d'Antoine Albertini ne se soucie guère des tests de dégustation. Il s'intéresse à l'arrière-goût social et humain que préfèrent ignorer les labels. Il soulève la question des conditions de production des fruits dans la plaine de la Corse orientale, une bande d'une dizaine de kilomètres de large et d'une centaine de kilomètres de long où se concentrent de grandes entreprises agricoles spécialisées dans la viticulture et l'arboriculture. L'essentiel de la production corse du raisin, des agrumes et du kiwi se fait dans cette plaine dont la production équivaut à environ la moitié des revenus du tourisme de l'île.
Les invisibles s'inscrit dans le renouveau récent de la tradition du reportage littéraire autour des questions du travail – avec, en français, des auteurs comme Ivan Jablonka, Florence Aubenas, Nicole Malinconi et bien d'autres. Il aurait aussi pu se revendiquer du roman policier si ce n'est qu'aucun fait n'est né de l'imagination de l'auteur et que le lecteur qui voudrait connaître le nom de l'assassin restera sur sa faim. Journaliste à Corse-Matin et au Monde, Albertini a suivi pendant des années l'histoire d'un meurtre commis le 16 novembre 2009. Le point de départ est donc la découverte par un promeneur d'un cadavre anonyme. La moitié inférieure du visage a été détruite par la balle d'un fusil de chasse. Les enquêteurs parviennent rapidement à identifier la victime. Il s'appelle El Hassan Msarhati. Il a quarante ans. Il est né au Maroc. Invisible, comme ces milliers d'ouvriers agricoles saisonniers qui cueillent les fruits de la plaine orientale. Pas totalement invisible cependant. Quinze jours avant le meurtre, il fait office d'interprète pour un documentaire sur l'immigration clandestine. Il traduit les témoignages d'une demi-douzaine d'ouvriers saisonniers et, soudain, il quitte ce rôle pour parler de sa propre expérience. La séquence ne dure que vingt-huit secondes. "Je me suis cassé les mains en portant une caisse de fruits et le patron m'a mis dehors parce que je ne servais plus à rien. Depuis, je ne peux plus travailler et je ne peux plus non plus retourner au Maroc parce que je n'ai pas d'argent." Il avait accepté de témoigner en demandant que son visage reste dissimulé : "Parce que si je parle, ils me mettront une balle dans la tête."
Le livre croise deux histoires. Celle de l'enquête qui débouche sur un échec. Après avoir suivi plusieurs pistes, la gendarmerie ne parvient pas à mettre un nom sur l'assassin. Les mobiles exacts de ce crime nous resteront inconnus. L'autre histoire est le contexte humain et social du travail des immigrés saisonniers. Presque partout en Europe, la part la plus dure et la moins bien payée du travail agricole est effectuée par des contingents de travailleurs qui enchaînent le statut très précaire, mais légal, de saisonnier avec des situations encore plus vulnérables de "sans-papier". Le livre d'Albertini est un témoignage sans appel contre ce qu'on appelle pudiquement "l'immigration choisie". Il combine la rigueur du journaliste, précis et exigeant, et une écriture souple, nerveuse qui s'adapte à merveille aux différents registres qui structurent le récit : l'enquête policière, les conditions de vie et de travail des saisonniers agricoles, les circulaires administratives de la police aux frontières. La plaine orientale devient un personnage à part entière dans ce livre. Cette ancienne région de marais insalubres s'est transformée en une zone agricole prospère dans des circonstances qui la rattachent à l'histoire du monde. Afin de permettre l'installation d'une base de l'US Air Force, elle est débarrassée des moustiques à partir de 1943 grâce à l'usage intensif d'insecticides. Ceux-ci permettront également à cette région de prendre, au milieu des années 50, le tournant de l'agriculture capitaliste. Cette transformation du modèle agricole corse fut étroitement liée à l'arrivée d'anciens colons en provenance du Maroc suivis plus massivement par des populations d'origine européenne rapatriées d'Algérie.
L'épilogue est un cri lancé contre notre résignation à détourner le regard. Il décrit un matin comme tant d'autres au port de Bastia : "Personne n'accorde le moindre regard à la troupe triste et fatiguée qui descend en file indienne de la passerelle des ferries. Avec leurs cabas multicolores, leurs manteaux hors d'âge et leurs souliers déjà usés, ces hommes auxquels nul ne prête attention disparaissent aussitôt dans le décor, leurs vêtements se confondant avec le gris des pierres du môle, le gris du quai et le gris du ciel d'automne – toutes les nuances du renoncement à venir. Ils frôlent les douaniers penchés sur l'automobile, longent la jetée où les conducteurs de poids lourds garent leurs camions avant d'embarquer pour Livourne ou Marseille, puis s'évanouissent derrière les grilles du port. Quelques heures plus tard, ils débarqueront près d'une vigne ou d'un champ de clémentiniers, dans une plantation de kiwis. — Laurent Vogel"
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