By browsing this website, you acknowledge the use of a simple identification cookie. It is not used for anything other than keeping track of your session from page to page. OK
1

Formater des travailleurs à l'occidentale. Pour quel coût humain ? [Book review - Phone clones: authenticity work in the transnational service economy]

Bookmarks
Article

De Troyer, Marianne

HesaMag

2013

07

52

call centre ; customer service ; international relocation of industry ; outsourcing ; trade union document

India

Service sector

French

"En Inde, trois millions de salariés travaille¬raient dans quelque 700 000 centres d'appels téléphoniques. Cette main-d'oeuvre diplômée, jeune et bon marché répond 24 heures sur 24 aux besoins de clients occidentaux.
Leur recrutement se fait principalement par le biais de grands panneaux publicitaires sur les campus indiens. Ces panneaux valorisent l'image du jeune entrepreneur en phase avec le mode de vie occidental, qui bénéfice d'un bon salaire et travaille dans l'ambiance décontractée des entreprises californiennes. Ce que ces futurs téléopérateurs ne savent pas encore, c'est que le travail dans les centres d'appels est très exigeant et usant, et que l'emploi y est plus précaire qu'il n'y paraît…
Première dimension : la sélection et, déjà, le parcours du combattant… Valorisation de l'habillement à l'occidentale, examen des compétences linguistiques en langue anglaise du point de vue de la voix, de l'accent et du phrasé, mais surtout de la plasticité à pouvoir se défaire de son accent "local" et "indien".
Deuxième dimension : la formation à la relation au "client occidental". Les jeunes employés suivent un cursus dont l'objectif est de les formater pour en faire des adeptes de la culture occidentale à tous les niveaux : leur look extérieur, leur habillement, leur identité, leurs modes de pensée et leurs façons de se comporter sont modelés en vue d'être recon¬nus comme des proches par les clients situés en Amérique du Nord, au Royaume-Uni ou en Australie. En parallèle, les méthodologies de formation induisent une représentation de la culture et de la société indienne comme étant rétrogrades et dépassées.
Les recrues sont formées pour éviter d'avoir à répondre aux questions des clients concernant leur localisation. Ils doivent s'inventer une famille fictive en Illinois ou ailleurs, avec parents, grands-parents, tantes, etc. Ils doivent suivre l'actualité et la météo du lieu d'origine de leurs clients potentiels. Ils sont obligés de donner des noms fictifs et de cacher leur nationalité. Ces noms fictifs doivent aussi être utilisés dans tous les échanges avec les collègues sur le lieu de travail.
En permanence, ils doivent renier la culture indienne, qui est définie comme ba¬sée sur des valeurs d'autoritarisme, de religiosité et de traditionalisme au profit de la culture occidentale, basée sur des valeurs d'individualisme, de matérialisme et d'accomplissement personnel. "Que se passe-t-il quand vous devez être à la fois vous-même et quelqu'un d'autre ?", s'interroge l'auteur, Kiran Mirchandani, chercheuse à l'université de Toronto.
Troisième dimension : les conditions de travail. Les téléopérateurs pratiquent largement les horaires décalés et de nuit, ce qui perturbe leur vie sociale et familiale. Ils sont soumis à des exigences très strictes de respect des horaires de travail, de la durée des appels, des temps de pause tout en veillant à préserver la qualité de la relation à la clientèle. L'auteure associe d'ailleurs le trai¬tement des travailleurs en matière de gestion des temporalités à celui qui est pratiqué à l'école, comme si les téléopérateurs étaient des mineurs irresponsables à cadrer en permanence.
Le dispositif technique (mise en réseau du téléphone et de l'ordinateur, renvoi automatique vers le premier poste libre, logiciels, etc.) est mis essentiellement au service du ren¬dement de l'entreprise et de l'enregistrement des activités du salarié : mesure de la durée et du contenu des conversations ; imposition d'un rythme par composition automatique du numéro et affichage d'un grand nombre d'in¬formations à l'écran. Aucune autonomie n'est laissée au travailleur dans un contexte de forte pression temporelle et de faible latitude décisionnelle, puisque les téléopérateurs sont dans l'incapacité d'agir sur les modalités du travail (délais, ordonnancement des tâches, scripts de conversation préétablis, surcharge informationnelle, etc.).
Les systèmes du contrôle de la qualité du service à la clientèle sont multiples. Ainsi, le dispositif permet la double écoute et donc le double contrôle : la conversation peut être écoutée par le supérieur hiérarchique et par un représentant de l'entreprise donneuse d'ordre. L'un se fait ainsi une idée de l'atteinte des objectifs chiffrés, contrôle la durée des appels, le respect des scripts, la pertinence du langage utilisé ; pendant que l'entreprise donneuse d'ordre se fait une idée de la manière dont le contrat est rempli. Les objectifs chiffrés, affichés en permanence, placent les membres des équipes en concurrence, en donnant, en temps réel, les performances de chaque travailleur. Quel sera l'employé modèle du mois ? Quel est celui qui recevra un bonus financier ou des bons d'achat ? Les travailleurs qui ne parviennent pas à ces standards normatifs de qualité sont rapidement licenciés.
Les troubles psychiques et physiques liés au stress induit par les facteurs organisationnels sont augmentés par les formes de harcèlement multiples de la part des clients : harcèlement moral, harcèlement sexuel, racisme avéré et accusations de "voler des emplois" des pays occidentaux. Les travailleurs indiens ne sont pas nécessairement passifs face à ces abus. Néanmoins, ils ne peuvent l'exprimer s'ils veulent garder leur emploi.
Ce rapport de force totalement déséquilibré peut pousser ces jeunes cadres et diplômés vers le burnout, voire le suicide. Ainsi, en l'espace de dix ans, le taux de suicide dans la ville de Bangalore a augmenté de 40 %. Désormais, son surnom de Silicon Valley indienne est concurrencé par celui de "capitale des suicides". — Marianne De Troyer"

Digital;Paper



See also

Bookmarks