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Le "lait du diable" : une histoire sociale du caoutchouc [Book review - The devil's milk: a social history of rubber]

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Article

Vogel, Laurent

HesaMag

2012

05

49

economic development ; history ; industrial production ; rubber industry ; working class ; working conditions ; trade union document

Manufacturing industries

French

"Voici un livre d'histoire sociale qui adopte une méthode inhabituelle. Il décrit conditions de travail et rapports sociaux à travers deux siècles, dans le monde entier, sur la trace d'une filière de production. Le "lait du diable" dont s'occupe l'auteur, c'est le caoutchouc. La richesse de l'enquête et les qualités narratives évoquent l'énergie élégante d'un surfeur : capable d'absorber la puissance des vagues en équilibre sur une planche étroite. Le caoutchouc apparaît en Europe dans le sillage des produits du Nouveau Monde, après la conquête de l'Amérique. Connu et utilisé par les civilisations précolombiennes, il resta longtemps confiné au cabinet des curiosités coloniales. Son usage se heurtait à divers inconvénients : gluant, d'une odeur désagréable et rendu friable avec le temps ou le froid. Quelques débouchés apparaissent sans créer un marché important. Le grand tournant est lié à la vulcanisation, inventée en 1839 par le jeune chimiste Charles Goodyear. Un apport de soufre et d'autres substances confère une élasticité robuste au caoutchouc naturel. En moins de trente ans, les applications se multiplient : équipements industriels, matériaux pour la construction, isolant pour les câbles télégraphiques qui relient bientôt les cinq continents, etc. Dès la fin du XIXe siècle, le caoutchouc est l'élément irremplaçable de nombreuses productions. Cette étape de l'histoire du caoutchouc met en contact deux systèmes de production. La récolte se fait dans des conditions primitives dans des forêts tropicales, principalement dans le bassin de l'Amazone. Les utilisations industrielles se multiplient aux États-Unis et en Europe. Elles s'inscrivent dans la modernité des inventions techniques et de marchandises nouvelles proposées pour la consommation de masse. Il y a cependant un point commun entre les populations qui recueillent le latex dans un état proche de l'esclavage et les centaines de milliers d'ouvriers des usines modernes où est traité le caoutchouc : le caractère inhumain des conditions de travail. Dans les forêts tropicales, une exploitation atroce décime les rangs des producteurs tandis que des villes naissent dans la jungle comme à Manaus au Brésil ou à Iquitos au Pérou. La richesse y est éphémère et ostentatoire. Dans les usines modernes, les salaires sont bas et les expositions aux substances chimiques entraînent une mortalité élevée. Au tournant du siècle, de nouvelles plantations d'hévéas apparaissent en Afrique (principalement dans l'État du Congo) et en Asie orientale. Les premières dénonciations également. Roger Casement, un diplomate britannique, décrit l'enfer des plantations du Congo et du Pérou. Les mobilisations sociales éclatent aussi à partir des lieux où le capital a concentré sa main d'oeuvre. L'auteur décrit la grande grève des ouvriers de l'usine du fabricant de pneumatiques BF Goodrich à Akron (Ohio) en 1913 et le rôle militant des ouvriers agricoles d'origine chinoise, les coolies, des plantations de caoutchouc dans le développement du mouvement communiste en Indochine et en Malaisie. L'approche de la seconde guerre mondiale précipite le développement de technologies nouvelles en vue de la production de caoutchouc synthétique. Les pays qui sont à la pointe de ce développement sont les États- Unis et l'Allemagne. Un cartel est créé entre la Standard Oil et l'IG Farben. Le groupe allemand intensifie les efforts liés à la préparation de la guerre. Étroitement associé au nazisme dès avant la prise du pouvoir par Hitler, il investit dans un nouveau centre de production situé à la lisière du camp d'Auschwitz : Monowitz. Il obtient de l'État nazi la main-d'oeuvre esclave qui lui permet de faire fonctionner l'usine. Les conditions de travail qui y régnaient ont été décrites par un des rares survivants, Primo Levi, dans son récit autobiographique Si c'est un homme. L'histoire de l'après-guerre est parcourue rapidement. Le tribunal de Nuremberg a fait preuve d'une grande clémence à l'égard des responsables industriels d'Auschwitz. Dès 1950, le principal d'entre eux, Otto Ambros, redevient une figure de pointe de l'industrie chimique en Allemagne de l'Ouest. À son décès, en 1990, le groupe BASF salue une "figure expressive d'entrepreneur doté d'un grand charisme". En Allemagne de l'Est, à l'initiative des Soviétiques, la grande usine de Leuna est confisquée et placée sous le contrôle de l'État sans améliorer réellement les conditions de travail. Les ouvriers prennent une part active au soulèvement de 1953 contre le régime du leader stalinien Walter Ulbricht. Dans une interview, John Tully indique qu'il a voulu démentir la phrase de l'historien britannique Thomas Carlyle suivant laquelle : "L'Histoire n'est rien d'autre que la biographie des grands hommes." Pari tenu ! C'est un récit passionnant dont l'acteur central est constitué par la foule de millions de travailleurs. Il fournit une analyse stimulante sur le développement inégal et combiné du capitalisme. — Laurent Vogel"

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