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Dans les soutes de l'industrie invisible [Book review - Ninety percent of everything: inside shipping, the invisible industry that puts clothes on your back, gas in your car, and food on your plate]

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Article

Grégoire, Denis

HesaMag

2016

14

53

goods transport ; sea transport ; trade union document

Transport

French

"Il s'agit d'un monstre des mers. Pas un de ceux qui labourent la lagune de Venise, avec à leur bord des milliers de touristes et de pléthoriques équipages. Non, malgré leurs dimensions XXL, ces monstres-là sont bien plus discrets. Ils évitent le cabotage près des côtes des îles et cités antiques de la Méditerranée. Leur domaine, c'est la haute mer, les océans et les couloirs maritimes. Bref, la vraie mer, celle des tempêtes, des vents de plus de 40 noeuds, des lames d'une dizaine de mètres de haut.
Malgré ses 300 mètres de long et un tonnage brut de 74 000 tonnes, le Kendal concourrait plutôt dans la catégorie des "poids moyens", comparé aux modèles les plus récents qui titillent les 400 mètres. Ce cargo, qui appartient à la compagnie danoise Maersk, le premier exploitant mondial de porte-conteneurs, transporte environ 6 000 conteneurs, alors que les nouveaux bâtiments peuvent en embarquer près de 20 000. En dix ans, la capacité de transport des navires de commerce a pratiquement triplé.
"Ces navires et leurs boîtes appartiennent à un business qui nous nourrit, nous chauffe, nous fournit nos vêtements et toutes sortes de biens. Ils ont alimenté sinon créé la mondialisation. C'est grâce à eux que vous portez un tee-shirt bon marché et qu'un téléviseur à prix raisonnable trône dans votre salon. Mais qui aujourd'hui regarde derrière son téléviseur et imagine le navire qui l'a transporté ? Qui se soucie des hommes qui ont bravé les tempêtes hivernales pour livrer les céréales de votre petit déjeuner ? Quelle ironie de constater que plus les navires augmentent en taille, et plus l'espace qu'ils occupent dans notre imagination se réduit", écrit Rose George.
La journaliste britannique, auteure il y a quelques années d'un livre remarqué sur les excréments humains et leurs conséquences sanitaires pour les populations qui ne disposent pas de toilettes, a pu convaincre la puissante multinationale danoise de la laisser monter à bord du Kendal pour un voyage de cinq semaines, de Felixstowe au sud-est de l'Angleterre à Singapour.
On a peine à le croire quand on découvre sur internet les images d'un de ces mastodontes des mers pris dans la tempête, mais il suffit d'une vingtaine de personnes pour mener à bon port les milliers de conteneurs.
À bord du Kendal, 21 hommes d'équipage, dont une femme, le cuistot. Un tiers de l'équipage est philippin. La place occupée par les Occidentaux dans la marine marchande semble se réduire irrémédiablement. Seuls les postes de commandement restent la chasse gardée des Européens. Mais même là, les choses changent. Des écoles supérieures maritimes ont vu le jour en Inde et fournissent de plus en plus d'officiers.
"Il y a désormais plus de baleines bleues que de marins britanniques. La différence est que l'on prend des mesures de conservation pour sauver les baleines", regrette la journaliste.
Quelque 250 000 marins proviendraient des Philippines, ce qui représente plus d'un tiers de tous les effectifs de la marine marchande. Ces marins asiatiques composent la discrète mais besogneuse armée du commerce mondial.
C'est finalement peu de monde pour transporter 90 % des produits que nous consommons. En embarquant un matin de juin à bord du Maersk Kendal, Rose George espérait percer cette "industrie invisible qui met des vêtements sur votre dos, de l'essence dans votre voiture et de la nourriture dans votre assiette", comme l'indique la couverture de Ninety percent of everything.
"Si le Kendal était déchargé de ses conteneurs et ceux-ci placés sur des camions, la file serait longue de quarante miles", écrit la journaliste anglaise.
La marine marchande moderne, symbole de l'entreprise globalisée ? Oui, assu¬rément si l'on regarde les constructions juridiques complexes et opaques qui sous-tendent toute cette économie.
Ainsi, les quatre plus grandes flottes marchandes au monde sont immatriculées au Panama, Libéria, Sierra Leone et Mongolie. Il est tout de même piquant de constater que la bonne marche du commerce mondial dépend du plus célèbre paradis fiscal, de deux États figurant sur la liste des vingt pays les plus pauvres au monde et d'un pays dont la capitale est située à plus de 1 300 kilomètres de la mer.
Le phénomène des pavillons de complaisance permet aux armateurs les moins scrupuleux de faire du commerce à moindre coût, sans trop se soucier du droit du travail, des normes environnementales et de sécurité, et avec une garantie d'impunité quasi totale. Cela peut paraître inouï mais il est parfois économiquement plus rationnel pour un armateur d'abandonner un navire, et son équipage, que de le mener à sa destination finale.
"Si les primes d'assurance ou les frais de port sont trop élevés, ou si l'entreprise fait faillite, le propriétaire disparaît, laissant les salaires impayés et un équipage échoué", s'insurge l'auteur, précisant qu'en 2009, 57 navires et 647 marins ont été ainsi abandonnés…
Très convaincante quand elle aborde les dérives de l'économie maritime, Rose George laisse le lecteur sur sa faim quand il s'agit de traiter des conditions de vie et surtout de travail de ceux qu'elle a accompagnés pendant cinq semaines. Le lecteur referme le livre avec l'impression que la journaliste est restée sur le pont du navire et ne s'est guère aventurée dans les cales.
C'est bien simple, elle fait totalement l'impasse sur le travail des mécaniciens et des ouvriers chargés de l'entretien et de la maintenance du mastodonte. En lisant certaines pages, par exemple celles où elle décrit l'équipage philippin jouant à des jeux vidéo et s'adonnant au karaoké – sans parler de leurs supposées coutumes sexuelles bien étranges –, on a l'impression que le Kendal est comme téléguidé depuis Londres et ne nécessite aucune intervention humaine pour permettre à son moteur d'atteindre les 57 000 kW.
Un sentiment de monotonie finit par l'emporter, comme lors d'un trop long voyage sur une mer d'huile frappée par un cagnard ininterrompu. Rose George semble s'ennuyer, à tel point qu'elle agrémente son récit de voyage d'aventures maritimes vécues par procuration. C'est dommage, car elle disposait d'un "matériau humain" auquel elle aurait pu davantage rendre honneur. — Denis Grégoire"

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