Quand les profits passent avant la santé publique [Book review - Lobbytomie : comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie]
"Le tabac provoque le cancer des poumons, le sucre et les sodas sont les premiers responsables des caries chez les enfants, l'amiante cause des mésothéliomes chez les travailleurs exposés, les émissions des moteurs diésel et certains pesticides sont cancérogènes, etc. Les preuves de la toxicité de tous ces produits étaient parfaitement connues de leurs fabricants. Et pourtant, ils ont été abondamment commercialisés et il aura fallu des dizaines d'années aux autorités publiques pour imposer des limitations d'utilisation ou, dans le meilleur des cas, des interdictions. Comment est-ce possible ? La réponse est simple, les lobbies du tabac, du soda, de l'amiante, de l'automobile ou de l'agrochimie ont été extrêmement efficaces et ont permis à des multinationales d'engranger un maximum de bénéfices aux dépens de la santé humaine et de l'environnement.
Dans son dernier ouvrage intitulé Lobbytomie, comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, Stéphane Horel, journaliste et collaboratrice au journal Le Monde, décortique les stratégies utilisées par les firmes sans scrupules (par exemple : Monsanto, Philip Morris, Exxon ou Coca- Cola) afin de continuer à vendre leurs produits nocifs et à entraver toutes les réglementations susceptibles de réduire leurs profits. Cette enquête très bien documentée permet aux non-spécialistes de découvrir les différentes techniques de lobbying mises au point par les industriels pour influencer les décisions (études sponsorisées, conflits d'intérêts, autorégulations, etc.) Développée dans les années 1950 par les cigarettiers, la reine des stratégies consiste à manipuler la science et à fabriquer du doute. Les Tobacco papers révèlent que lorsque les premières preuves de la nocivité du tabac ont été publiées, les fabricants du secteur ont financé des travaux de recherche pour créer la controverse et semer le doute sur le lien de causalité entre la cigarette et le cancer des poumons. En près de 40 ans, plus de 6000 articles scientifiques ont été commandités. Les objectifs de cette littérature sponsorisée : montrer que le cancer du poumon pouvait avoir des causes très diverses, qu'il n'existait pas de consensus scientifique ni de preuves sur les effets nocifs du tabac et qu'une multitude de facteurs de confusion empêchaient de conclure. Il aura donc fallu des décennies avant que la vérité s'impose. Pendant ce temps, les ventes ont continué sans restriction et les morts se sont accumulés. Le tabac a tué prématurément 100 millions de personnes au XXe siècle et les estimations pour le XXIe siècle atteignent un milliard.
L'instrumentalisation de la science à des fins lucratives a également été utilisée depuis pour retarder l'action publique contre de nombreuses autres substances toxiques (amiante, plomb, mercure, benzène, chlorure de vinyle, etc.). Ce livre montre surtout que cette stratégie d'influence continue d'être appliquée avec succès. Elle permet par exemple aujourd'hui de maintenir sur le marché européen l'herbicide le plus utilisé au monde, le célèbre Roundup de Monsanto. Son principe actif, le Glyphosate, a en effet vu son homologation prolongée par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) malgré sa classification comme cancérogène probable pour l'homme par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). De même, en dépit de toutes les preuves qui s'accumulent sur les effets néfastes des perturbateurs endocriniens pour l'homme et l'environnement ou l'influence des activités humaines sur les changements climatiques, les mesures législatives contraignantes tardent à se mettre en place.
Une lecture indispensable pour comprendre comment les industriels se sont approprié le processus de fabrication des connaissances au détriment de la recherche indépendante et comment ils parviennent à capturer les décisions publiques censées servir l'intérêt général. En guise d'outil pour prévenir ces manipulations, l'auteure propose en fin d'ouvrage un formulaire idéal de déclaration d'intérêts. Les agences réglementaires nationales et européennes pourraient s'en inspirer pour écarter de leurs comités d'experts, celles et ceux qui sont "sous influence". Cela permettrait de durcir les législations de protection de la santé humaine et de l'environnement vis-à-vis des produits dangereux et d'augmenter la confiance des citoyens dans les politiques publiques. — Tony Musu"
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