HesaMag - n° 12 -
"Le dessin dans la case est déchirant : un homme assis derrière un volant tourne le dos pour tendre la main et toucher la banquette arrière du véhicule. Dans la bulle, quelques mots : "Parfois, quand il n'y a pas de client, je regarde ce siège arrière et j'ai l'impression qu'elle est là." C'est Hwang Sang-ki qui parle. Ce chauffeur de taxi pleure sa fille Yumi. La jeune femme est morte sur le siège arrière du taxi, alors que ses parents regagnaient leur petite ville de Sokcho, au nord-est de la Corée du Sud, après avoir accompagné leur fille à l'hôpital pour un nouveau traitement contre sa leucémie.
"L'histoire de Mr Hwang Sang-ki, je l'ai apprise pendant que Samsung déblatérait sur la crise économique en Corée", explique Kim Su-bak, l'auteur de ce manhwa ou BD coréenne. En Corée, tous les jeunes rêvent de travailler chez Samsung, porte-drapeau de la réussite du pays dans le monde entier, l'entreprise vertueuse par excellence, réputée tant par son inventivité technologique que pour sa bienveillance, teintée de paternalisme, envers ses salariés.
Comme pour des milliers de jeunes Coréens de famille modeste, Yumi pensait qu'il s'agissait d'une opportunité : entrer dans la vie professionnelle par la grande porte, celle d'une entreprise exigeante mais offrant un bon salaire et des primes.
En octobre 2003, âgée d'à peine dix-huit ans, elle quitte sa petite ville provinciale proche de la frontière nord-coréenne pour s'installer à Suwon, une ville d'un million d'habitants à 30 km au sud de Séoul, où est installé le siège central de Samsung Electronics, ce qui vaut à la ville le surnom de Samsung city. Outre le quartier général, Suwon héberge une imposante usine de semi-conducteurs. Yumi y travaille sur la ligne 3, box 3. Un poste manuel qui consiste à purifier les wafer 1 en les plongeant dans des bains de produits chimiques inconnus.
Assez vite, la jeune femme ressent de la fatigue, est de plus en plus souvent prise de nausées et de vertiges. En juin 2005, moins de deux années après son recrutement, on lui diagnostique une leucémie. Après une greffe de moelle, sa situation s'améliore un peu mais la maladie reprend le dessus pour emporter la jeune femme en mars 2007. Elle avait 22 ans…
Pendant la maladie de Yumi et après son décès, son père cherche à prouver que la leucémie est due aux produits chimiques présents à son travail. Durant l'hospitalisation de sa fille, il se rend compte qu'une autre chambre stérile est occupée par un jeune ingénieur de Samsung Electronics et commence à mener des recherches. Il apprend la mort d'une collègue directe de sa fille. À nouveau une leucémie. Il contacte une association de juristes, spécialisés en droit social, et parvient à mobiliser d'autres familles de victimes. Une première manifestation "pour la vérité sur les leucémies chez Samsung" est organisée en novembre 2007 devant l'usine de semi-conducteurs. À la suite de la mobilisation, une association pour la santé des travailleurs, baptisée Banolim, est créée.
Au-delà de l'émouvant combat d'un père pour sa fille, le bédéiste décrit les mécanismes d'autoprotection que Samsung déploie pour préserver sa réputation et la puissance de frappe, notamment juridique et médiatique, dont la multinationale dispose pour y parvenir. Tout au long de la centaine de planches que compte son album, Kim Su-bak écorne le brevet de respectabilité délivré par tout un peuple à son entreprise phare. Adoptant la démarche du journaliste d'investigation, l'auteur donne à travers le langage de la BD la parole aux rares voix dissidentes. Notamment, un professeur d'université qui parle de "domination idéologique" pour décrire l'emprise exercée par Samsung sur la société coréenne dans son ensemble. Le lecteur imagine un véritable État dans l'État ou, pour reprendre les mots exacts de l'auteur, une "République de Samsung".
Plusieurs planches nous montrent de mystérieuses visites d'inquiétants émissaires de la multinationale, en complet-veston, au domicile des Hwang afin de convaincre le modeste taximan d'abandonner son combat, puis pour tenter de l'amadouer en lui proposant d'importantes sommes d'argent afin qu'il renonce à ses actions militantes.
En juin 2011, Hwang Sang-ki obtient une première victoire devant la justice : un tribunal administratif reconnaît que les décès de sa fille et de sa collègue sont liés à leur travail dans l'usine de semi-conducteurs.
Son association estime que 200 anciens travailleurs de Samsung Electronics ont rapporté des problèmes graves de santé à cause de leur travail : des leucémies et d'autres types de cancer (sein, thyroïde, cerveau), des fausses-couches, des cas de sclérose en plaques, etc.
Le taximan "lanceur d'alerte" poursuit son combat aux côtés des autres familles de victimes des semi-conducteurs. Il est aujourd'hui moins seul. Symbole de la résistance à la "République Samsung", son histoire a récemment été portée au cinéma. — Denis Grégoire"
"Le dessin dans la case est déchirant : un homme assis derrière un volant tourne le dos pour tendre la main et toucher la banquette arrière du véhicule. Dans la bulle, quelques mots : "Parfois, quand il n'y a pas de client, je regarde ce siège arrière et j'ai l'impression qu'elle est là." C'est Hwang Sang-ki qui parle. Ce chauffeur de taxi pleure sa fille Yumi. La jeune femme est morte sur le siège arrière du taxi, alors que ses parents ...
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